Le Projet Monarques m’a plongée dans un univers qui m’est totalement inconnu. Personne dans ma famille et dans mon entourage n’a fait partie des forces armées. C’est en allant sur la Toile, que je me familiarise un peu avec le vocabulaire, la structure, le fonctionnement et que je lis quelques témoignages. Et, au-delà de mon ignorance, j’entretiens quelques perceptions bien ancrées du monde militaire et j’éprouve peu d’attirance spontanée pour tout ce qui concerne l’armée. Il s’agit pour moi d’un milieu austère, d’un monde masculin et où la valeur de la personne tient en grande partie à sa soumission aux ordres et à leur exécution.
Je me sens loin de ce monde et c’est donc avec une certaine appréhension que je fais un premier contact avec Christian. Je me demandais quel type de relation était possible, sur quelle base et autour de quel contenu.
Si, au départ nos échanges étaient davantage d’ordre factuel, ils ont rapidement pris un caractère plus personnel et nous avons partagé nos visions, valeurs et émotions. C’est, en essayant de comprendre ce qu’a été la vie de Christian comme militaire et ce qu’est sa vie actuelle de vétéran, c’est en essayant de comprendre sa motivation à joindre les forces armées, et le choix de ses décisions depuis qu’il a été libéré que je me suis rendu compte de toute l’importance que prenait le processus de construction et de reconstruction de son identité à travers son parcours.
Joindre les Forces armées canadiennes (FAC) à 17 ans représentait pour Christian une occasion de relever de nouveaux défis, de voyager et voir le reste du monde. C’était aussi une opportunité de se faire une place, d’impressionner les siens pour tenter d’obtenir de leur part une plus grande reconnaissance de qui il est. Il y retrouve un mode de vie et un milieu de vie qui lui permettent de se faire une place, de reconnaître lui-même et de faire reconnaître ses compétences. Sur le terrain, en Afghanistan, on identifie très tôt ses qualités de leader, ses aptitudes à la prise de décision et sa capacité de meneur de troupe. Et il est promu officier. Il a désormais un statut clair, un mandat bien défini et une reconnaissance confirmée. Les FAC lui offrent ce sentiment d’appartenance très fort à une nouvelle famille, ses frères d’armes, et l’occasion de se dépasser. Il a une identité : c’est un soldat, un combattant sur le terrain, un leader reconnu et un membre de la confrérie.
Puis, survient la catastrophe qui vient compromettre son parcours. Une bombe déclenchée à distance tue deux de ses frères d’armes qui sont sous son commandement et le blesse très sérieusement. Réanimé à deux reprises, il doit faire un long séjour en milieu hospitalier, subit de nombreuses interventions chirurgicales et poursuit une très longue période de réadaptation. Plusieurs organes sont touchés et le pronostic est sombre quant à ses possibilités de recouvrer ses capacités et même de pouvoir remarcher.
Déjà accablé par l’éloignement de sa nouvelle famille et du terrain, par ses souffrances physiques et son sentiment de culpabilité, par l’abandon de son statut et de son rôle, Christian vit un nouveau bouleversement : celui d’être libéré par l’armée parce qu’il n’est plus apte au combat. Ce n’est pas son choix. Il éprouve alors le rejet, l’abandon, le deuil, la perte de sens, la perte de son identité, la perte de sa nouvelle famille.
Après une période bouleversante il entreprend une longue recherche de nouveaux repères, une nouvelle façon de se définir, il doit se reconstruire. Il conviendra que l’événement tragique a modifié totalement la façon d’entrevoir sa vie. Il affirme que l’incident de la bombe a « été l’une des meilleures choses qui me soient arrivées. Ça a fait de moi une meilleure personne. Cela m’a permis de savoir qui je suis et ce que je veux pour moi. » Cette affirmation m’a beaucoup questionnée. Comment un événement aussi dramatique peut-il se traduire en opportunité? Je crois comprendre que cet incident le ramène à choisir ce qu’est l’essentiel pour lui.

Christian est donc en recherche, en recherche d’un nouveau statut, de nouveaux défis et il veut faire la démonstration que, malgré sa condition physique, il serait toujours capable d’intervenir sur le terrain. Il brave tous les pronostics et s’entraîne avec acharnement durant sa longue période de réadaptation. Il se lance un défi sportif et, de la même façon qu’il avait gravi les échelons dans l’armée, il réussit toutes les étapes nécessaires à intégrer l’équipe canadienne de kayak paralympique, participe à plusieurs compétitions internationales, décroche la médaille d’or à deux reprises au Championnat canadien, participe au championnat mondial et mérite la médaille de bronze à la Coupe du monde. Il est reconnu comme le plus rapide kayakiste paralympique en Amérique du Nord 2012-2015.
Mais pour lui, « la vraie vie est sur le terrain ». Aussi, malgré son nouveau statut d’athlète, malgré ses multiples rôles de travailleur, conjoint, bénévole, père, il se définira durant longtemps d’abord comme un vétéran. Le processus de reconstruction est long et exigeant. C’est difficile d’être compris, entendu et de pouvoir partager avec des personnes autres que ses frères d’armes les sentiments profonds d’un vécu sur le terrain. Même ses exploits sportifs, il les partage peu avec ses proches. C’est comme si un grand pan de sa vie demeure dans le silence.
Il y a plusieurs générations qui nous séparent et nos expériences professionnelles et personnelles sont tellement différentes Pourtant, nous avons beaucoup en commun. Je me reconnais dans son attirance pour de nouveaux défis, sa soif du dépassement, son besoin de reconnaissance et d’appartenance à une famille. Nous partageons nos inquiétudes face à l’équilibre fragile dans l’exercice de nos différents rôles conjugués à nos expériences professionnelles et personnelles. Nous nous questionnons sur la manière de concilier les modèles d’apprentissage et de formation mis de l’avant dans les forces armées basées sur l’ordre à l’obligation d’ajuster, d’adapter et de faire des compromis.
Au fil de mes conversations avec Christian, mes perceptions de départ du monde militaire se sont chamboulées. J’ai découvert chez Christian un être d’une grande humanité, un être d’émotion et de bienveillance, animé d’un fort désir d’utilité qui s’est engagé pour la cause, une personne de devoir qui voulait contribuer à la transformation du monde, comme je le souhaitais moi aussi, mais d’une autre manière. Ces échanges m’ont fourni des clés de compréhension pour mieux saisir ce qui peut attirer et maintenir une personne en sein des FAC, et me renvoient une toute autre image que celle que je possédais au départ.
Lâche pas! Ce sont ces mots qu’utilise Christian à la fin de toutes ses communications. Ils se veulent un message de solidarité et d’encouragement mais ils traduisent aussi et surtout la détermination, le courage et la force de résilience qui l’ont habité au cours de sa carrière de militaire et depuis.
Lâche pas Christian.