Lorsque mon ami Claude Belleau m’a approché pour être ambassadeur du théâtre des Petites Lanternes, j’ai dit oui sans trop savoir dans quoi j’embarquais. Puis lorsqu’on m’a parlé des vétérans, mon questionnement a décuplé. Qu’est ce que je connaissais de ce milieu à part que je suis, comme la plupart, bon citoyen, contre la guerre.
Pourtant, étant jeune à l’âge de 15 ans, j’avais faussé mon âge afin de devenir réserviste pour les Fusiliers de Sherbrooke. J’étais recru et je le suis demeuré. J’avoue que j’y allais pour gagner des sous.
Cette aventure n’a même pas duré un an. Comme prémisse, dans mon entourage, il y avait eu mon oncle Charles parti en mission après la deuxième guerre, pour l'Allemagne de l’Ouest, en tant que mécanicien pour les forces armées pendant 5 ans. Jamais, il n’a connu le combat. Le principal souvenir qu’il m’en reste, c’est qu’au retour mes petits cousins parlaient anglais et que Charlie, petit homme rigolo, était revenu avec une petite Mercedes Diesel, véhicule inconnu au pays qui nous fascinait. Il y avait eu aussi mon oncle Roger qui avait été parachutiste. Je n’en sais pas plus au sujet de son enrôlement sauf que beaucoup plus tard il m’a avoué qu’il avait le vertige.
Ensuite, il y a eu la guerre au Vietnam qui a marqué ma génération. Tous ces jeunes Américains qui allaient mourir pour une cause perdue. Apocalypse Now, Good Morning Vietnam, Né le 4 juillet, nous en rapportait une idée peu glorieuse.
Pour différentes raisons, dans le cadre du projet avec le Théâtre des Petites Lanternes, ce fut long avant que je rencontre mon premier vétéran. Puis à la fin de l’été, par Zoom, m’est apparu Mario Miller. Un gars, un peu plus jeune que moi, sympathique au premier abord. Ses faits d’armes principaux relevaient de l’île de Chypre et de la Bosnie Herzégovine. Militaire de 1983 à 1996, il y allait comme Casque bleu pour maintenir la paix. Et c’est à partir de ses narrations que mon intérêt s’est accru.
Je connaissais vaguement Chypre, mais j’ignorais qu’elle était divisée en deux parties. L’une de confession musulmane occupée par les Turcs et l’autre chrétienne occupée par les Grecs. Une différence de culture qui sous-tendait une attitude différente de chaque côté de la frontière. Les Turcs étant enrôlés par obligation au contraire des Grecs. Même s’il devait conserver la neutralité, Mario trouvait plus d’affinité auprès des Grecs.
Le conflit en Bosnie, par contre, je l’avais suivi via les nouvelles. Apprenant qu’il découlait d’un affrontement à l’intérieur de l’ex-Yougoslavie et qu’il était reconnu à ce moment là comme le pire conflit armé Européen depuis la Seconde Guerre mondiale.
À partir de mes conversations avec Mario, je me suis référé à mon atlas virtuel pour connaître les lieux et les enjeux. Au fur et à mesure, mon intérêt s’est accru et j’ai inondé Mario de questions liées à ma passion pour l’histoire.
Ce conflit survenu à la suite de la chute du communisme a fait ressurgir les aspects liés au nationalisme, aux ethnies et à la religion. Alors, les différences culturelles entre Serbes et Croates qui vivaient en harmonie malgré leurs différences dégénérèrent progressivement en conflit.
Petit aparté, dans le cadre de mon travail, j’ai opéré un café à North Hatley et j’y engageais les Gitans de Sarajevo qui enflammaient le lieu à chaque spectacle avec une musique festive. Étaient-ils Serbes, Croates ou Bosniaques, je l’ignore encore.

Mario a principalement été marqué par son expérience en Bosnie. La vision des enfants qui mourraient sous ses yeux l’a profondément touché. Cela a pris trois rencontres avant qu’on en arrive là. Mario a tendance à passer d’un sujet à l’autre facilement. À tel point que j’avais peine à retrouver la ligne directrice. Jusque là, ces entretiens m’apparaissaient comme un rapport de faits d’armes d’un homme fier de ses accomplissements.
Puis à la quatrième rencontre, à travers ses propos, il glissa de façon quasi anodine: « Ça! C’est arrivé avant ma tentative de suicide » et il continua son discours. Alors je l’arrête et je le ramène à sa confidence. Et à ce moment la vraie conversation a débuté. Trois rencontres de small talk avant d’en arriver là.
Il y a eu l’armée et il y a eu par la suite toutes les causes dans lesquelles il s’est engagé sans limites, tant auprès de ses frères d’armes que de sa communauté. S’ajoutaient à cela les longues heures de travail pour l’entreprise qui l’emploie (il gagne bien sa vie). Tout cela probablement pour ne pas rencontrer sa douleur intérieure.
Un mariage qu’il a tenté de maintenir à flot pendant 30 ans qui s’est terminé par un divorce salutaire.
Des parents qui ne lui donnaient aucune reconnaissance même si le but de son enrôlement était de les séduire, particulièrement son père. Et sa mère, ici je cite Marie France Bazzo qui doit s’occuper de sa mère souffrant de la maladie d’Alzeimer : « Ma mère n’est pas ma meilleure amie; elle ne l’a jamais été et elle ne l’est pas plus aujourd’hui. » Phrase qu’aurait pu prononcer Mario. Comment avouer qu’une mère, image sublime de l’amour, a pu défaillir face à son rôle. Peu à peu le verni des premières rencontres s’effritait.
À travers les larmes de Mario, je reconnaissais un peu de mon histoire. Séchant ses pleurs, c’est là qu’il m’a dit « Dans quoi je me suis embarqué ». Me référant à mon impression du début, je lui ai répondu « Join the club ».
Depuis Mario s’en remet à ses rencontres de vétérans, il suit une équithérapie spécialement conçue pour eux. Sans compter les nombreuses années de rencontre en thérapie pour rapiécer son histoire avec son ex-femme.
L’image sans faille qu’il projetait au début s’est transformée en celle d’un homme sensible et généreux qui comme la plupart des hommes craignait d’aborder son intériorité. Victime des générations où l’on prônait : « Un homme, ça ne pleure pas ». A fortiori, quand t’es militaire!
L’histoire de Mario, c’est celle d’un ex-militaire, mais c’est surtout l’histoire d’une vie qui a passé par l’armée.
Comme la plupart des vétérans rencontrés au cours de la démarche du théâtre avec le projet Monarques, cette expérience dans l’armée a coupé pour Mario trop abruptement. Il a eu l’impression de perdre sa vraie famille et le padre à qui il se confiait et qui évoquait l’image du père.
De mon côté par la force des choses, avec l’arrivée soudaine de la guerre en Ukaine (jamais je n’aurais cru connaître cela de mon vivant), j’ai compris la nécessité de maintenir une armée.
« Paix et Amour dans l’Univers », un objectif ultime qui n’est malheureusement pas pour demain. Mais au moins, je sais que Mario de par son courage est en train de faire la paix avec lui-même.