Une des perceptions les plus répandues au sein des membres des forces armées canadiennes est que la majorité des Canadiens ne comprend pas ce que mener une vie militaire représente. Ce genre de perception peut certainement créer un sentiment d’isolement chez les militaires ainsi que chez les membres de leurs familles. Dans le but de donner une plus grande voix aux membres des forces armées, cet article vise à sensibiliser le grand public sur les réalités du mode de vie militaire (dont j’ai personnellement fait l’expérience), d’en normaliser les perceptions et de favoriser une plus grande inclusion au sein de la société canadienne. Ces réflexions proviennent des entrevues réalisées avec ma famille immédiate incluant mon père, Lieutenant général maintenant retraité après une carrière de 35 ans, ma mère, femme de militaire, mais également fille d’un pilote de de l’aviation royale canadienne fort d’une carrière de 32 ans et finalement mon frère et moi, enfants d’une famille militaire.
Un préjugé bien tenace par rapport à une carrière militaire a toujours été que si vous ne pouviez réussir au civil vous vous engagiez dans l’armée. Ce préjugé s’est peut-être quelque peu estompé avec les années, mais il n’en demeure pas moins que la majorité des Canadiens considèrent rarement l’option d’une carrière militaire florissante. Au départ, mon père n’avait pas considéré cette option, incertain de ce qui l’attendait lorsqu’il a obtenu son diplôme en kinésiologie à l’Université de Waterloo. C’est ma mère qui, bien au courant de la vie d’une famille militaire, mais aussi des possibilités d’avancements qui étaient offertes à ce moment (exemple : pouvoir joindre les rangs en tant que lieutenant au lieu de second lieutenant ou être éligible pour le grade de capitaine en 3 ans au lieu de 5) l’encouragea à regarder de ce côté. À ce moment, il avait prévu servir pour une période de 8 ans. Il découvrit alors que l’emploi offrait une multitude de possibilités d’avancement et de formations ce qui lui permit de demeurer satisfait sur le plan professionnel. Son service de 8 ans se transforma alors en une carrière de près de 35 ans.
Ceci étant dit, il semble évident que les Canadiens et Canadiennes n’accordent pas autant d’importance au service militaire que nos voisins du sud. Ceci m’a semblé très apparent lors d’un des derniers postes que mon père a occupés aux États-Unis au sein de l’OTAN en tant que Général, si l’on comparait les conditions d’hébergement, les événements auxquels mes parents étaient conviés et les gens qu’ils rencontraient. Pour cette raison, beaucoup de Canadiens et de Canadiennes ferment toujours les yeux sur ces opportunités de carrière n’étant pas au courant des différentes manières enrichissantes de redonner à la communauté ou des honneurs et récompenses qu’ils pourraient recevoir. Dans une optique similaire, les Canadiens et Canadiennes auraient tendance à reconnaitre moins facilement les services rendus à notre pays par les membres des forces armées. Ce qui pourrait avoir un effet néfaste sur l’estime de soi ainsi que sur l’état d’esprit de ceux qui ont servi. Personnellement, je n’ai pas choisi de poursuivre une telle carrière. Cela vient plus d’un désir de tailler ma propre route au lieu de suivre les traces de mon père et de mon grand-père. Malgré cela, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui choisissent d’emprunter un tel chemin et je suis heureux de voir devenir membre des forces armées.
Une carrière dans l’armée signifie une immersion complète dans ce style de vie pour vous et votre famille. Ce qui vient avec son lot d’avantages, mais aussi d’inconvénients. Le monde militaire vous immerge automatiquement dans les conflits géopolitiques contemporains, en plus des déploiements à l’étranger permettant un certain degré d’immersion culturelle. Une participation directe aux événements qui affectent l’actualité internationale peut représenter un lourd fardeau pour le personnel militaire, le tout lié aux choix de nos dirigeants. Ce stress peut être ressenti que l’on soit déployé, ou pas, puisque tout le personnel subit le même entrainement à haut risque afin d’être prêt si l’on doit se rendre en zone de guerre. Le stress vécu par les familles des militaires peut prendre plusieurs formes, que ce soit l’inquiétude de perdre un être cher ou bien d’être eux-mêmes confrontés aux réalités de la guerre. Mon frère se rappelle encore des soldats qui cherchaient des bombes à l’aide de miroirs sous son autobus scolaire. J’ai aussi vécu ce type de stress, à l’âge de 8 ans, lorsque mon père a été déployé au Rwanda pour les forces du maintien de la paix en 1994-1995. Alors que mon frère avait déjà quitté le nid familial, ma mère s’est retrouvée seule à prendre soin de moi. Alors que la plupart du temps, je ressentais de la fierté face au rôle que mon père jouait, je me rappelle certainement avoir vécu beaucoup de stress venant, soit de l’inquiétude pour la sécurité de mon père, ou des défis rencontrés par le fait d’être seul avec ma mère durant ce temps.

Tout comme les traits psychologiques peuvent varier d’une personne à une autre, la façon dont ce stress peut les affecter peut également varier grandement. Malheureusement, et selon mon expérience, les militaires ne sont généralement pas les plus enclins à partager leurs expériences vécues ainsi que les sentiments qui y sont associés, spécialement avec ceux qui ont aussi vécu un tel niveau de stress. Ce problème peut aussi être exacerbé par le fait que les militaires sont souvent en poste loin de leur famille et sont donc souvent absents lors de moments importants. Comme l’a mentionné mon père, le fait d’avoir été absent pour plusieurs événements, que ce soient des anniversaires, graduations ou événements sportifs, représente surement ses plus grands regrets. Pour certains, cela peut exacerber un sentiment d’isolement déjà présent ou bien éloigner le personnel militaire de leurs familles respectives. De l’autre côté de la médaille, pour ceux qui se sentent moins affectés, que ce soit grâce à leur façon de gérer les facteurs de stress ou à leur réseau de soutien, une vision plus ouverte sur le monde peut émerger. Ce qui peut être gratifiant tant pour le personnel militaire que leur famille. De mon point de vue, le fait d’avoir voyagé dans plusieurs pays et d’avoir été exposé à plusieurs cultures dès un jeune âge, comparativement aux autres jeunes de mon entourage, m’a certainement aidé à développer une mentalité ouverte. De plus, j’ai toujours été fier du travail que mon père accomplissait pour le Canada au niveau international, surtout pour sa participation au maintien de la paix. Ceci a certainement nourri chez moi le désir de servir mon pays d’une certaine façon, dans mes propres projets.
Les membres des familles civiles peuvent s’attendre à déménager, en général, une à deux fois durant leur jeunesse. Les familles militaires déménagent beaucoup plus souvent. Dans notre cas, cela nous a certainement forcés à sortir de notre bulle malgré la gêne éprouvée devant tant de nouveaux visages et nous a confrontés à des expériences qui ont contribué à forger des traits de caractère très utiles plus tard dans la vie. Cela dit, pour des gens plus introvertis, changer de milieu aussi souvent peut certainement être traumatisant et combiné à tous les autres facteurs de stress mentionnés plus haut peut représenter une difficulté additionnelle. Pour s’intégrer dans un nouvel environnement, il faut parfois se mettre en avant, essayer de nouvelles choses et prendre des risques, ce qui peut parfois représenter une pente glissante sur un chemin hasardeux. Par exemple, mon frère qui n’était pas du tout connu pour se bagarrer, l’a fait pour la première et unique fois en arrivant dans une école où les petits nouveaux n’étaient pas les bienvenus. Une répétition de ce type d’événements peut amener beaucoup de tristesse ainsi qu’un sentiment d’isolement chez les jeunes et leurs familles. Ceci est particulièrement vrai dans les villes ou voisinages qui n’encouragent pas l’inclusion des nouveaux venus. De mon côté, il y eut des moments où je me suis senti flotté d’un groupe d’amis à un autre sans créer de liens forts et durables. Heureusement pour moi, participer à des sports aura aidé à atténuer ces sentiments d’aliénation. Pour d’autres cela pouvait vouloir dire participer à des activités parascolaires ou faire partie de classes à vocation particulière (exemple : immersion linguistique), ce qui aide à faire partie d’un groupe ayant un but commun et à ne pas se sentir perdu dans la foule.

Pour tous les membres de ma famille, ce sont les gens qui font de la vie militaire une vie si spéciale. Un sentiment de communauté, comme nulle part ailleurs, se développe et où les gens font passer les besoins des autres avant les leurs de façon authentique. Ma mère a, à maintes reprises, été confrontée au défi d’élever ses enfants seule lorsque mon père était déployé à l’étranger, en plus de travailler à l’avancement de sa propre carrière. À certains moments, gérer ces situations seule devenait très compliqué voir presque qu’impossible. Heureusement, il y avait toujours quelqu’un pour lui prêter main-forte. Pas nécessairement un membre en règle des forces armées, mais quelqu’un qui y était associé. En grandissant, mon frère et moi avons ressenti un lien de plus en plus fort avec ceux qui avaient aussi connu la vie militaire, sachant que nous partagions des expériences communes. Pour nous tous, « la maison » ne veut pas dire nécessairement un endroit précis, mais plutôt le souvenir de la proximité des êtres chers.
Résumer toutes les expériences des millions de familles militaires canadiennes est une tâche quasi impossible puisque chacun peut vivre différentes situations à sa façon. Afin de vraiment comprendre les expériences individuelles des membres des forces armées, il faudrait littéralement se mettre dans leur peau. Cela étant dit, ce riche éventail d’expériences pourrait aider le grand public à s’identifier aux membres des familles militaires, leur donnant un coup d’œil de l’intérieur et créant un plus grand sentiment d’empathie envers eux. Bien que ce ne soit pas le cas pour toutes les familles (militaire ou non), aucun des membres de la nôtre ne souhaiterait recommencer nos vies à zéro alors que chacun de nous se sent reconnaissant pour les expériences vécues. Heureusement, aucun événement n’a poussé notre niveau de stress au-delà de ce que nous pouvions supporter, que ce soit en tant que famille ou individuellement.